Le visage du délestage

L’annonce de la mort de la jeune Rosine Chouinard-Chauveau, fille des comédiens Normand Chouinard et Violette Chauveau, que l’on a justifiée par le délestage dans tous les médias, a chamboulé le Québec.

Celle qui a perdu la vie à 28 ans le 18 février dernier en raison du report d’une chirurgie dont la nature n’a pas été révélée au public, laisse dans le deuil son jeune fils Maël, ses parents et tout l’avenir qu’il lui restait, faute de lit ou de personnel.

La charge mentale des ambulanciers

Patrick Dufresne, un ambulancier de Chambly bien connu chez nous, a raconté avoir fait partie des premiers répondants à l’urgence entourant le drame. Bien qu’il n’ait pas voulu s’adresser directement au journal par peur d’outrepasser son mandat, il a témoigné sur les médias sociaux. « Nous avons tout tenté pour la sauver, sans savoir qui elle était à ce moment. C’est toujours émouvant d’annoncer la mort aux proches. Encore plus en sachant maintenant que le délestage a causé sa mort. »

Au début de la pandémie, on rapportait qu’Urgences-santé était intervenue plus de 2000 fois auprès de patients potentiellement infectés par la COVID-19 en seulement un mois. Aujourd’hui, on parle d’une charge supplémentaire générée par l’augmentation des AVC, des malaises cardiaques et autres menaces fatales engendrées par l’inaction et l’absence de soins, ce qui n’est pas sans affecter le moral des paramédicaux.

« C’est un calcul. On se dit qu’ils sont mieux d’attendre de trois à six mois sans attraper la COVID, quittes à ne pas se faire opérer. » – Eric Sabbah

Des chiffres parlants

Québec calcule que l’on fait 34 % moins d’interventions chirurgicales dans les hôpitaux et que l’on en serait à 44 % sans l’aide du privé. Encore aujourd’hui, le délestage semble être un concept flou pour beaucoup de Québécois, qui croient à tort que seules les interventions non vitales telles que les chirurgies orthopédiques en sont affectées.

D’une branche médicale à l’autre

Du côté des médecins, on parle de délestage calculé. Le Dr Sarkis Meterissian, chirurgien-oncologue au Centre universitaire de santé McGill (CUSM), a raconté n’avoir délesté la chirurgie d’aucune de ses patientes atteintes d’un cancer du sein diagnostiqué, car ce type d’intervention en est une d’un jour ne nécessitant pas de monopoliser un lit pour une plus longue période. Ailleurs, dans les hôpitaux  Charles-Le Moyne et Pierre-Boucher, des patientes du cancer du sein sont quand même délestées alors que leur cancer progresse, selon des sources internes et externes. Rappelons que ces hôpitaux ont été désignés par le ministère de la Santé pour recevoir des patients atteints de la COVID-19 depuis des mois, ce qui complique l’organisation du personnel et réduit la capacité d’accueil en zone froide.

À l’Hôpital du Haut-Richelieu, on découragerait des patients de venir en consultation pour des anomalies cardiaques parce qu’ils pourraient y attraper la COVID. Ce serait le cas de Stéphanie Samson, une Chamblyenne que l’on a renvoyée chez elle. « Si l’on vous admet en cardiologie, vous risquez d’attraper la COVID », lui aurait-on dit. Eric Sabbah, cardiologue à l’Hôpital Pierre-Boucher, a confié au journal qu’en matière de délestage pour les maladies du cœur, le problème réside aussi dans le fait d’avoir « peur de venir à l’hôpital et d’attraper la COVID », ce qui retarde le dépistage et la prise en charge médicale. Il ajoute que « c’est impossible de penser que dans un même hôpital, on sera capable de garder une section COVID et une section non COVID. C’est malheureusement la base du problème de tout délestage. Même si l’on veut garder une section qui roule et qui est verte en soins intensifs, elle devient rapidement chaude, et les gens qui doivent être opérés pour d’autres raisons n’ont plus de place en surveillance aux soins intensifs. On préfère donc retarder leur opération pour éviter toute complication postopératoire. C’est un calcul. On se dit qu’ils sont mieux d’attendre de trois à six mois sans attraper la COVID, quittes à ne pas se faire opérer ».

L’anxiété chez les médecins

La peur d’attraper la COVID-19 occupe l’esprit du Dr Sabbah, comme pour beaucoup d’autres au front. Sur le terrain, les chirurgiens et les médecins spécialistes étant des ressources rares et indispensables pour beaucoup de patients, le stress lié à l’idée de contracter la COVID et de ne plus pouvoir exercer est omniprésent. On peut penser au cas de patients qui ne peuvent plus être reçus en consultation par leur médecin, leur cardiologue ou leur chirurgien, parce que ce dernier a contracté la COVID, ce qui mène au report d’un diagnostic ou encore d’une intervention qui pourrait leur sauver la vie. C’est donc que ces médecins doivent composer avec la peur pour leur propre santé, pour celle de leurs proches, mais aussi pour leurs patients, qui risquent d’être délestés s’ils en viennent à ne plus pouvoir les traiter, malgré eux.

Aujourd’hui, la mort de Rosine Chouinard-Chauveau donne un visage au délestage, soulevant l’indignation des uns et des autres, bien que le mystère plane encore sur le mal qui l’affectait. Reste à savoir si les questions que son décès a exacerbées trouveront réponse auprès des instances décisionnelles et médicales.