L'alphabétisation au cœur des familles

Le Fablier est le seul organisme au Québec à avoir pour mission de lutter contre l’analphabétisme familial. Et pourtant, plus de 53 % des Québécois éprouvent des difficultés en lecture et en écriture.
Yannicka, Vanessa, Valérie et Marie-Pier sont toutes les quatre de jeunes mamans inquiètes pour leurs enfants. « Nous voulons leur donner une meilleure vie, les gâter », indiquent-elles au Journal de Chambly, à qui elles ont accepté d’expliquer leur quotidien.
Nous les avons rencontrées un matin au Fablier, à la fin d’une séance de discussion autour d’un café. Pour chacune d’entre elles, le Fablier a été un refuge, « une deuxième famille », diront-elles pour reprendre confiance en elles avant tout.
Les quatre mamans étaient venues, comme à leur habitude, avec leurs enfants. Pendant la discussion, ces derniers se faisaient garder par une des employées dans une autre pièce où jeux d’enfants et livres se côtoient. Des livres, il y en a d’ailleurs partout, aussi bien pour les tout-petits que leurs parents. C’est comme cela que Valérie St-Laurent a été attirée par la lecture. « Longtemps, je n’ai pas eu envie de lire. Grâce aux ateliers de lecture que nous avons ici, ça m’a permis de connaître la collection de livres IOTA. Les mots sont écrits en gros caractères et les livres sont accessibles. »
Alphabétisation IOTA est un autre organisme, à Longueuil, favorisant l’alphabétisation des adultes. L’association a mis sur pied une collection de livres pour aider les personnes ayant de grandes difficultés de lecture et d’écriture.
Valérie, qui a deux enfants, a connu le Fablier en fréquentant un autre organisme, la Boîte à lettres. C’est un lieu d’apprentissage pour les jeunes de 16 à 25 ans. C’est l’unique groupe d’alphabétisation populaire au Québec qui travaille exclusivement auprès des jeunes analphabètes.

Un établissement unique

Caroline Meunier, responsable au développement des analyses et des stratégies du Regroupement des groupes populaires en alphabétisation du Québec (RGBAQ), reconnaît que le Fablier est la seule organisation qui s’adresse directement aux familles québécoises. Elle précise cependant que plusieurs autres organismes de lutte à l’analphabétisme existent au Québec et travaillent en collaboration. Ils s’adressent toutefois en majorité à un public d’adultes. « Un public plus jeune peut aussi être interpellé dans des activités. »
La mission du Fablier est de donner les moyens à des parents d’aider leurs enfants de 0 à 12 ans dans leurs apprentissages. « Les parents qui viennent nous voir ont vécu une expérience difficile à l’école. Leur estime de soi est démolie et leur rapport avec l’éducation est difficile. Ils viennent au Fablier pour donner à leurs enfants le goût à la lecture et socialiser », indique la coordonnatrice de l’établissement Sonia Desbiens, une résidante de Saint-Bruno-de-Montarville.
Marie-Pier Desjardins a arrêté sa scolarité à la fin du secondaire. Elle se rappelle toujours avec beaucoup d’émotion que l’école, pour elle, a été synonyme « d’intimidation » et « d’instabilité. Je n’étais pas capable d’en parler à un proche au sein d’une famille dysfonctionnelle. Avant mes quatorze ans, j’ai changé vingt fois d’école. Cela m’a créé beaucoup d’anxiété et je n’étais pas capable de me faire des amies. J’ai peur aujourd’hui que mon fils de quatre ans vive lui aussi de l’intimidation. Avant de venir au Fablier, mon fils déchirait les livres; maintenant, il les regarde. »
Pour les quatre mamans, l’école a été un moment traumatisant de leur vie, un endroit où l’intimidation et les difficultés étaient leur quotidien.
Yannicka Belisle, une maman de quatre enfants, dont trois avec des besoins particuliers, a elle aussi vécu l’intimidation. « Je ne parlais pas beaucoup. Je me faisais toujours dire que je n’étais pas capable de faire comme mon frère. L’école n’a pas répondu à mes besoins. Ici, j’ai retrouvé une deuxième famille. Le Fablier m’a redonné confiance en moi. » Si bien que Yannick a repris ses études. Son dernier résultat en anglais, avec un peu plus de temps pour réaliser son examen, était de 87 %.
Vanessa Germain a, quant à elle, un DEP en comptabilité. D’une timidité maladive, elle se jugeait « antisociale » avant de fréquenter le Fablier avec ses trois enfants. « J’avais de la difficulté à aller au restaurant et à commander ou encore de faire un appel téléphonique. J’ai vécu de l’intimidation à quinze ans. Je n’avais pas d’amies. J’ai un enfant autiste et j’ai peur pour lui. » Son fils a déjà changé trois fois d’école et se trouve dans une école régulière.

« L’école n’a pas répondu à mes besoins. Ici, j’ai retrouvé une deuxième famille. Le Fablier m’a redonné confiance en moi. » – Yannicka Belisle

Le Fablier

En plus de redonner, à une très grande majorité de mères, une place dans leur rôle de première éducatrice auprès de leurs enfants, le Fablier tente de les réintégrer dans la société.
Les cinq employés, dont quatre permanents, travaillent directement avec les parents dans une cause qui est peu connue « alors qu’au Québec, une personne sur cinq est analphabète », précise Mme Desbiens.
Ce qui est essentiel pour elle, c’est que « nous travaillons dans un groupe et toutes les familles doivent devenir membres, même s’il n’y a pas de frais d’adhésion. Nous leur montrons qu’elles ne sont pas toutes seules à vivre cette réalité et elles participent à notre bon fonctionnement. Il faut que les parents viennent au Fablier par plaisir et non par contrainte. » Cependant, l’organisme n’a pas la capacité d’accueillir toutes les familles qui pourraient avoir besoin de leurs services.
Depuis dix ans, la maîtresse des lieux constate qu’il y a de plus en plus de familles défavorisées qui frappent à leur porte. « Les conditions de vie se sont détériorées. Contrairement aux idées reçues, nous accueillons surtout des familles natives du Québec qui sont passées par des systèmes scolaires inclusifs. Ce système est ouvertement un échec. »
Malgré l’importance que plusieurs ministères ont indiquée à l’endroit de l’éducation, l’organisme a dû attendre décembre 2017 pour obtenir une hausse de financement du gouvernement provincial. « L’enjeu financier est très important dans notre mission. Notre financement ne provient que du gouvernement provincial et de dons. »
Pour le député et ministre de l’Éducation, Jean-François Roberge, « C’est important pour nous de soutenir les organismes qui luttent contre l’analphabétisme. Nous voulons garder de bonnes relations avec eux et bien connaître leurs besoins. Nous souhaitons revoir la politique d’alphabétisation plus tard dans notre mandat. »

Une étude de 2013 inquiétante

Les analphabètes ou analphabètes fonctionnels constituent la majorité de la population âgée entre 16 et 65 ans qui aurait de graves problèmes de littératie.
Il y a 19 % de Québécois analphabètes, et 34,3 % des citoyens éprouvent des difficultés de lecture, selon le Programme pour l’évaluation internationale des compétences des adultes (PEICA), une initiative de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), datant d’octobre 2013. Des chiffres confirmés par le Fablier, qui est bien conscient que plus d’un Québécois sur deux a du mal à lire et à écrire.
Selon Mme Meunier, « On ne peut pas dire qu’il y a 53 % d’analphabètes au Québec; ce n’est pas du tout la réalité. Dans ces 53 %, différents niveaux de difficulté sont rencontrés. Il est plus juste de parler de 19 % de la population qui éprouvent des difficultés avec l’écrit. »
Il n’en reste pas moins qu’une personne sur cinq, au minimum, éprouve de grandes difficultés et malgré ce constat, les actions pour enrayer cette spirale de l’analphabétisme transmise de génération en génération semblent tarder.
Il est pourtant maintenant bien reconnu que de bonnes habiletés en lecture jouent un rôle essentiel dans la réussite scolaire et l’adaptation sociale (Goupil, 2007 ; Lee, 2002 ; OCDE, 2013 ; Pelletier, 2005 ; Statistique Canada, 1996 ; Taboada et autres, 2009).