« Bloquer le changement »

L’historien Paul-Henri Hudon et Héritage Montréal se sont exprimés sur le dossier de l’usine patrimoniale Bennett Fleet, dont la charpente a été sauvée in extremis lors de la dernière séance du conseil de Ville de Chambly.

Il a passé plus de 20 années à la Société d’histoire de la Seigneurie de Chambly (SHSC), dont 13 ans à titre de président. « À titre personnel en tant qu’ex-conseiller municipal et contribuable », Paul-Henri Hudon a adressé une lettre concernant la conservation ou non des bâtiments de la manufacture Bennett Fleet. Ceci sans pression économique, ni influence politique de qui que ce soit.

Au sein du document, l’homme précise qu’il demeure un partisan de la conservation du patrimoine, tant architectural que culturel, mobilier, documentaire, immatériel et autre, pour que les descendants reconnaissent les traces du passé et des lieux de mémoire. « Mais que faut-il conserver de notre passé? », demande-t-il.

Les besoins locaux étant inhérents à chaque municipalité, Héritage Montréal préfère ne pas se prononcer en faveur ou contre le programme d’un projet donné et convient qu’il est de la responsabilité de chaque administration d’y répondre dans la pleine mesure de ses moyens. « Nous avons exprimé notre préoccupation concernant la Bennett parce qu’il s’agit du dernier témoin industriel de la Ville de Chambly et de la Vallée-du-Richelieu et que, selon la contre-expertise commandée par la Ville, il y avait des pistes de solution envisageables pour réutiliser l’ancienne usine patrimoniale comme point d’ancrage à un nouveau projet de redéveloppement du site », met en lumière Mathieu Boisclair, d’Héritage Montréal.

« La mémoire doit éviter une vision fantasmée du patrimoine et un positionnement radical. » – Paul-Henri Hudon

Démolir ou ne pas démolir : telle est la question

« On ne peut pas tout conserver dans sa matrice originelle. C’est un idéal jamais atteint qu’une construction soit maintenue dans son état primitif, de façon à préserver l’authenticité patrimoniale », écrit l’historien. Il profite du moment pour rappeler le fort de Chambly, transformé de forteresse en musée; le couvent, amélioré en centre administratif; les manoirs de la rue Richelieu, en résidences modernes. La Pulperie de Chicoutimi, en musée régional. Les Moulins de Terrebonne, transformés en attraction touristique. Les édifices de la Singer, de Saint-Jean, fermés en 1986, revitalisés en divers habitats en 2010. « Donc, conserver ce qui est utilisable et transformer ce qui est avarié », résume M. Hudon.

Selon Mathieu Boisclair, la requalification d’ensembles de valeur patrimoniale est certes possible et encouragée, dans une logique de développement durable et de mise en valeur du patrimoine architectural, mémoriel et social, bien qu’il faille parfois faire preuve de créativité et penser hors des modèles existants pour y parvenir.

« Il faut comprendre que sauvegarder et réinvestir le patrimoine bâti ne signifie pas sacrifier la rentabilité d’un projet, au contraire. Plusieurs projets de reconversion d’ensembles industriels ont été réalisés, tant dans la région métropolitaine qu’à l’international ». Il énumère, à titre d’exemples, l’ancienne station d’électrification de la Shawinigan Water and Power Company dans l’arrondissement Mercier – Hochelaga-Maisonneuve à Montréal, qui a été convertie en coopérative d’habitation, la Station No.1.

Dans Pointe-Saint-Charles, le Bâtiment 7, qui accueillait autrefois les ateliers ferroviaires du Canadien National, abritant aujourd’hui des usages variés qui desservent la population locale. « Ces exemples démontrent que le patrimoine bâti contribue positivement à la qualité de l’espace urbain et qu’il participe du devoir de mémoire collective, mais qu’il peut aussi s’ancrer dans la contemporanéité et répondre aux besoins actuels », ajoute-t-il.

Bloquer le changement?

Celui qui a œuvré à la SHSC indique que « la conservation du patrimoine n’a pas vocation à bloquer le changement […] la mémoire doit éviter une vision fantasmée du patrimoine et un positionnement radical. Commémorer ».

À la Bennett, « les dégradations du temps, les transformations extérieures, les annexes, les hangars, les rallonges, les quais d’embarquement, les grues de chargement, les élévateurs, les cheminées inutiles, la fenestration abîmée, les briques amochées, bref, cet ensemble composite ne convient pas à un usage global sans démolitions majeures ». L’historien n’entrevoit pas une institution (école, hôpital, musée), un centre commercial, un hôtel, un théâtre, ni même une autre manufacture (sans chemin de fer) : « survivre dans cet amas de briques et d’aluminium. Qui investira demain dans ces rebuts hétéroclites sans avenir? », questionne-t-il.

« Lorsqu’il est question de protection du patrimoine, on retrouve souvent la perception erronée qu’il faille le mettre « sous cloche », en faire un objet muséal qui sera figé dans le temps, sans aucune interaction avec l’environnement dans lequel il s’inscrit. Au contraire, le patrimoine a tout le potentiel d’être cette bougie d’allumage qui incite à la création d’un projet fédérateur et rassembleur, en phase avec son contexte », a pour avis Mathieu Boisclair. Celui-ci estime que la requalification du bâtiment d’origine de la Bennett pourrait être le point d’ancrage d’un projet contemporain qui répond aux besoins locaux tout en célébrant son riche passé et sa participation au développement de Chambly et à la vie de ses résidants. « Il est toutefois primordial de bien identifier les besoins et les souhaits de la population, ainsi que de réunir tous les acteurs concernés par l’avenir du site et les citoyens autour d’une même table pour construire un projet rassembleur qui fera la fierté des Chamblyens », complète-t-il.

De son côté, Paul-Henri Hudon termine sa lettre en se positionnant ainsi : « Si j’étais conseiller municipal en 2021, j’accorderais ma confiance au projet actuellement en discussion, moyennant la mise en valeur de quelques artefacts de l’édifice principal pour rappeler aux générations qui suivront l’existence sur ce lieu de ce site manufacturier au 20e siècle. »