Perdre du personnel de la fonction publique au profit des écoles privées
En ces négociations « charnières » des conventions collectives, la menace de perdre du personnel de la fonction publique au profit des écoles privées plane en éducation.
« Tout le monde y pense. C’est plein de collègues qui appliquent au privé, d’ailleurs », confirme Anne-Sophie*, membre du personnel de soutien scolaire dans une école secondaire du Centre de services scolaire des Patriotes (CSSP). « Particulièrement au niveau des membres du personnel scolaire, on entend leur volonté de déserter le réseau scolaire pour s’en aller vers d’autres secteurs d’emplois du secteur privé », renchérit Jean-François Guilbault, président du Syndicat de Champlain.
« On l’entend de la part de professeurs qui iraient même jusqu’à changer de catégorie d’emploi », ajoute Éric Gingras, président de la Centrale des syndicats du Québec (CSQ). Il donne aussi l’exemple d’un psychologue en milieu scolaire qui serait rémunéré « 30 % de plus au privé ».
Laurence*, enseignante dans une école primaire à Saint-Bruno-de-Montarville, milite pour l’école publique. « Je n’ai pas la prétention de croire que le gazon est plus vert chez le voisin. Je vois des gens essoufflés, mais je vois des gens qui veulent aussi que ça change. J’essaie de ne pas apporter cette réflexion (aller au privé) parce que j’y crois encore, à l’école publique », lance-t-elle. Elle précise toutefois que « Ça fait longtemps que l’école publique a besoin d’amour. On a pris pour acquis que le réseau allait se suffire par lui-même. Mais là, le réseau est à plat ».
Sur le terrain
Dans une école secondaire, les corps de métier sont plus variés que dans une école primaire. À titre de membre du personnel de soutien scolaire, Anne-Sophie se considère parmi « les grands oubliés » du monde scolaire. En parlant du manque de main d’œuvre, elle dépeint la « tâche très élargie » que ses collègues et elle vivent. « La charge de travail est énorme pour tout le monde et ça vient avec le risque d’erreurs, mais il n’y a pas de personnel. On n’a pas le choix de pallier, sinon l’école ne fonctionne pas », remarque-t-elle.
Comme enseignante, Laurence mentionne qu’elle est « confrontée à de plus en plus d’élèves qui ont des besoins particuliers ». Elle fait référence à des services en orthophonie, en psychologie, en éducation spécialisée, etc. « Ça rend les classes très hétérogènes », met-elle en reflet. De ce fait, elle explique devoir établir une liste de priorités. « On doit faire des choix. Des élèves dits »moyens », qui auraient besoin d’aide, sont appelés à attendre », évoque Laurence. La femme, qui enseigne depuis 14 ans, reproche aussi la lourdeur administrative liée à l’accès aux services à l’élève. « C’est beaucoup de paperasse, de formulaires, de comités qui évaluent l’ensemble des demandes. Ça ajoute du sable dans l’engrenage ». Elle termine en parlant de l’augmentation de la violence (verbale et physique) des élèves, de plus en plus jeunes, ainsi que de la pression provenant de parents devant l’absence des services pour leurs enfants.
Négociations insatisfaisantes
Les négociations n’avancent pas au rythme souhaité par les syndicats.« Les négociations sont très lentes. Le gouvernement ne veut tabler que sur ses priorités. Il fait la sourde oreille face à nos demandes », exprime M. Guilbault. « Ce sont des négociations difficiles. Ça traîne », qualifie le président de la CSQ. Il martèle que ses membres ont « d’énormes attentes » quant à l’issue des actuelles négociations.
Enjeux principaux
Au cœur des négociations actuelles, Jean-François Guilbault pointe l’enjeu salarial, « compte tenu du contexte inflationniste », en premier lieu. En second lieu, il nomme la lourdeur de la tâche « pour le personnel de l’éducation en général », ainsi que la composition de la classe. « Ça fait en sorte que nos conditions de travail sont peu attrayantes et ça accélère la pénurie de main-d’œuvre dans le milieu scolaire », contextualise-t-il.
Éric Gingras cible, à titre égal, deux enjeux principaux pour ses membres. Les conditions de travail, soit la tâche, la précarité et les « éléments du quotidien », sont d’abord mises de l’avant. Il enchaîne avec les augmentations salariales. « C’est comme ça que l’on attire et que l’on garde notre monde. »
Ces éléments ne sont pas nouveaux. « Ce n’est pas la première fois qu’on l’entend. Là, c’est criant! », estime M. Gingras.
De Roberge à Drainville
Bernard Drainville, ministre de l’Éducation, franchira bientôt le cap de sa première année sous cette fonction. Il a succédé au député de Chambly, Jean-François Roberge, en octobre 2022. « La grande force de M. Roberge, c’était réellement de bien connaître le réseau, il est issu de celui-ci. C’est ce qui fait défaut présentement avec Bernard Drainville. Bien souvent, il va faire un commentaire et on va se demander s’il connaît vraiment ça », explique M. Gingras, qui souligne toutefois son intention de « laisser une chance au coureur ».
« Si l’on pense que M. Drainville est l’acteur qui fera en sorte que le réseau scolaire va s’améliorer, il faudrait que les bottines suivent les babines. Pour le moment, c’est beaucoup de déception. Actuellement, il n’est pas l’homme de la situation. On laisse le soin à la négociation de nous prouver le contraire », complète le chef du Syndicat de Champlain. Les dernières assemblées générales de ses membres auront lieu le 5 octobre. Les membres s’y prononceront notamment quant aux mandats de grève et aux plans de mobilisation afin de « faire bouger les choses ».
L’équipe du ministre de l’Éducation, Bernard Drainville, n’a pas répondu à la demande d’entrevue du journal.
*Ces prénoms sont fictifs à la demande des interlocuteurs ayant témoigné